Alors que les cryptomonnaies se démocratisent et deviennent « monnaie-courante », la question de rémunérer ses salariés en cryptomonnaies est entrée dans le débat. Dès août 2019, la Nouvelle-Zélande a été le premier pays à légaliser le paiement des salaires en cryptoactifs. En janvier dernier, le nouveau maire de New York, Éric Adams, annonçait même avoir converti l’intégralité de son premier salaire en cryptomonnaies, sous forme de Bitcoins et d’Ethereum.
Si la France reste, sur le sujet, bien silencieuse, près de 57% des Français interrogés seraient disposés à recevoir une partie de leur salaire en cryptomonnaies[1]. Alors, en France, qu’en est-il, les salaires sont-ils crypto-compatibles ?
I. Une règlementation discrète
Si pendant plusieurs décennies, le Code du travail disposait en son article L.143-1 que « Le salaire doit être payé en monnaie métallique ou fiduciaire ayant cours légal ou par chèque barré ou par virement à un compte bancaire ou postal », désormais, et depuis 2008, l’article L.3241-1 du Code du travail indique pour l’essentiel que « Le salaire est payé en espèces, ou par chèque barré ou par virement en compte bancaire ou postal », toute stipulation contraire étant nulle.
Cette formulation, et plus particulièrement le recours à la notion de virement, interroge sur la compatibilité d’une telle disposition avec le paiement du salaire en cryptomonnaies, ce d’autant que ces dispositions sont à combiner avec les particularismes prévus pour le paiement en devises étrangères ou le recours aux avantages en nature.
a) De la qualification juridique de la cryptomonnaie…
La question de la nature et de la qualification juridique de ces cryptomonnaies est un élément central pour répondre à la problématique de la rémunération de salariés en cryptomonnaies.
Le conflit originel de qualification se trouve entre une assimilation de la cryptomonnaie à une devise étrangère ou davantage à un paiement en nature.
Le débat s’est accentué depuis la reconnaissance, en septembre 2021, du bitcoin en tant que devise officielle par la République du Salvador[2], de sorte qu’à cet égard, les bitcoins ne correspondraient plus en tant que tel à un actif numérique mais plutôt à une « devise étrangère » au regard de la loi française.
Or, le paiement en monnaie étrangère est licite pour autant (1) que le montant versé au cours du jour corresponde au salaire contractuellement convenu et (2) que le contrat de travail comporte un élément d’extranéité (exécution à l’étranger ou en relation avec un objet étranger par exemple).
Cette seconde condition limite toutefois sensiblement les cas permettant le recours aux cryptomonnaies pour le versement du salaire.
L’assimilation à un paiement en nature du versement du salaire en cryptomonnaies pourrait, à cet égard, sembler plus favorable.
Dans ce cas, le paiement en cryptomonnaie reviendrait à payer tout ou partie du salaire en nature, ce qui est effectivement envisageable, et supposerait uniquement pour sa licéité que la valeur réelle de ces avantages assure au salarié une rémunération au moins égale au SMIC et au salaire minimum conventionnel [3].
Le recours à la rémunération salariée en cryptomonnaies est ainsi envisageable sous conditions, surtout si la qualification d’avantage en nature devait être favorisée.
b) … à la notion favorable de virement vers un compte bancaire
Si l’article L.3241-1 du Code du travail indique que le salaire doit être payé « par chèque barré ou par virement en compte bancaire ou postal », l’article L112-6 du Code Monétaire et Financier (CMF) dispose que le compte doit être tenu « par un établissement de paiement ou un établissement de monnaie électronique qui fournit des services de paiement ».
En France, cette activité de service de paiement est conditionnée à l’obtention d’un agrément de la part de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). L’activité de service de paiement regroupe les services suivants : le dépôt ou retrait d’espèces sur un compte de paiement, les virements et prélèvements, les paiements par carte, les services de transfert d’argent.
Si aujourd’hui, les comptes bancaires sont gérés par des établissements financiers pour les flux d’euros, l’appréciation du périmètre du compte bancaire pourrait être élargie.
La loi PACTE du 22 mai 2019 est, en effet, venue créer un nouveau statut de Prestataire de Service en Actifs Numériques (PSAN), dont l’une des activités est de proposer la conservation d’actifs numériques pour le compte de tiers, en vue de détenir, stocker et transférer des actifs numériques.
Sont récemment apparues des crypto-banques étrangères (BITWALA, WIREX) proposant des comptes bancaires mêlant cryptomonnaies et euros. Leur usage est le même qu’un compte traditionnel permettant de déposer et sécuriser ses fonds afin de réaliser des opérations financières.
Le 6 avril dernier, la Banque Delubac & Cie est devenue la première banque française à obtenir son enregistrement en tant que PSAN auprès de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et lancera officiellement son offre d’achat, de vente et de conservation de crypto-actifs à destination des institutionnels, entreprises et particuliers.
Bien qu’évoluant dans le silence de la loi, ces nouvelles crypto-banques semblent respecter l’ensemble des obligations des articles L.3241-1 du Code du travail et L.112-6 du Code monétaire et financier permettant ainsi aux salariés d’être rémunérés en cryptomonnaies, ce qui peut présenter un certain nombre d’avantages.
II. Les avantages inhérents à la rémunération en cryptomonnaie
a) Une solution avantageuse pour l’entreprise…
La France, devenue « terre de licornes », dispose d’un vivier d’entrepreneurs hors norme et attire, chaque année, un grand nombre d’investisseurs. De cet écosystème apparait une culture d’entreprise orientée vers l’innovation. Proposer à ses salariés une rémunération en cryptomonnaie s’inscrirait ainsi dans cette voie de l’audace et de la disruption.
Dans les domaines de la tech, rémunérer les salariés en cryptomonnaies revient, pour beaucoup, simplement à répondre à leur demande. Pour les entreprises, proposer une telle rémunération ressemble à un élément de marque permettant d’attirer des profils jeunes et souvent « pro-crypto ». C’est ainsi que la plateforme d’échange KRAKEN a fait de la rémunération en cryptomonnaies un véritable argument de recrutement, affirmant que la majorité de leurs collaborateurs a la possibilité d’être payée en Bitcoin.
Une étude de PWC établissait que 500 000 emplois pourraient être créés en France avec la blockchain d’ici 10 ans et que 87% des entreprises anticipent un fort développement de la blockchain, en France, d’ici trois ans[4]. L’ensemble de ces entreprises devront sans doute se poser cette question de la rémunération en cryptomonnaies.
Le règlement des rémunérations en cryptomonnaies viendrait également faciliter l’emploi et le travail avec des salariés à l’étranger. Si la visioconférence est venue révolutionner le monde du travail, ce nouveau moyen de rémunération pourrait être une nouvelle (r)évolution, les moyens de paiement actuels rendant souvent la remise des salaires à l’étranger longue et onéreuse. En effet, selon une étude, cette solution réduirait le temps de virement de 96 % et engendrerait des frais 76 % inférieurs à ceux facturés pour un virement classique[5].
Si le versement du salaire en jetons numériques peut représenter une vraie plus-value pour les entreprises souhaitant recruter à l’international, cela pourrait également servir à pallier le refus d’ouverture d’un compte professionnel. De nombreuses entités de l’écosystème blockchain ne trouvent pas de banque en raison de leur exposition aux cryptomonnaies, ce qui entrave consécutivement les processus classiques de paie.
Au demeurant, et bien que ce moyen de rémunération soit avantageux pour les entreprises, il reste également particulièrement intéressant pour les salariés qui sont amenés à en bénéficier.
b) … et pour ses salariés
L’intérêt principal pour les collaborateurs de toucher une part de leur rémunération en monnaie numérique est de prendre, du fait de leur salaire, une position d’investisseur afin de bénéficier d’une envolée des cours. À l’instar du Bitcoin ayant crû de plus de 10 000 % depuis sa création, les salariés peuvent espérer réaliser de belles plus-values. La perspective de recevoir une partie de sa paie en cryptomonnaies pourrait donc séduire et fidéliser les salariés qui présentent une certaine appétence pour le risque et souhaitent avoir des perspectives de gains rapides.
N’oublions pas, par ailleurs, que la promesse originelle guidant la création de la blockchain est celle d’un système de transaction transparent, sécurisé, sans frontière ni gestion centrale. C’est donc également, voire surtout, cette sécurité qui peut satisfaire les salariés rémunérés en cryptomonnaies. Les utilisateurs quotidiens de cette technologique ont au moins autant confiance dans la technologie sécurisée de la blockchain, qui émet les devises numériques et contrôle les transactions, que dans l’institution bancaire traditionnelle. Pour illustrer les raisons de cette confiance, il est aisément relevable que la falsification d’une signature numérique est bien plus complexe que la falsification d’une signature manuscrite traditionnelle.
Un autre avantage inhérent aux cryptomonnaies est l’extrême liquidité de ces actifs numériques. Il serait en effet très simple pour tout salarié d’accéder facilement à son argent, en toute liberté, sans limite de retrait d’argent ou de montant maximal de paiement par mois.
Enfin, la rémunération en cryptomonnaie trouverait également tout son sens si l’une des parties est exclue du système bancaire. Cette réalité peu connue touche près de 500.000 personnes en France[6] et près de 1,7 milliard dans le monde en 2018[7]. Les deux tiers d’entre eux disposent pourtant d’un téléphone mobile qui pourrait leur permettre d’accéder à des services financiers. Si, compte tenu du faible nombre de personnes concernées en France, cet argument ne justifie pas à lui seul de venir légiférer sur la rémunération en cryptomonnaies, une telle évolution pourrait être un nouveau pas en avant dans l’inclusion bancaire.
Cependant, malgré des avantages certains, la rémunération en cryptomonnaies est loin d’être sans risque.
III. Les risques intrinsèques à la rémunération en cryptomonnaie
a) La volatilité des crypto-actifs
À l’exception des stablecoin, les cryptomonnaies sont extrêmement volatiles. Même les investisseurs les plus aguerris demeurent étonnés de leurs évolutions, comme en atteste l’effondrement du cours du Bitcoin, de près de 50% de sa valeur, entre novembre 2021 et janvier 2022.
Cette volatilité heurterait d’abord la nécessaire prévisibilité du salaire et entrerait ainsi en contradiction avec les règles les plus élémentaires régissant l’exécution du contrat de travail.
Les cryptomonnaies doivent donc, à cet égard, être envisagées par les employeurs comme une contrepartie financière à haut risque et porter plus naturellement sur des sommes que les salariés se diraient prêts à perdre, et non sur des sommes « de première nécessité », ayant de fait un caractère alimentaire.
Il pourrait à ce titre sembler intéressant – et sans doute plus judicieux – de limiter le recours à la rémunération en cryptomonnaies pour une fraction réduite du salaire versé au salarié ou bien, plus probablement encore, pour le versement d’une prime à laquelle l’employeur ne serait pas juridiquement tenu.
C’est ce choix qui a été fait dans plusieurs organisations, tel que l’entreprise américaine Bitwage, dont les employés ne se font verser qu’entre 5 et 10 % de leur salaire en cryptomonnaie[8].
Néanmoins, au-delà de cette forte volatilité des crypto-actifs, c’est l’insécurité juridique générale qui semble poser problème pour mettre en place une telle rémunération.
b) L’insécurité juridique d’une telle rémunération
Bien que la sécurité inhérente à la blockchain limite fortement les risques de piratage informatique, l’un de ses principaux défauts est l’absence de recours possible en cas d’utilisation frauduleuse d’un moyen de paiement ou en cas de transfert d’un paiement à une mauvaise adresse.
En outre, c’est surtout l’insécurité juridique, tant d’un point de vue social que fiscal, qui y est attachée, qui semble aujourd’hui réfréner toute légifération sur l’autorisation du versement de salaires en cryptomonnaies.
Sur un plan purement fiscal, le salaire versé au salarié sous forme de cryptomonnaies constituerait pour ce dernier une rémunération imposable, le montant de celle-ci portée sur le bulletin de paie devant à cet égard correspondre à la valeur au moment du paiement convertie en euros. Le calcul du montant des charges sociales procèderait du même raisonnement.
L’employeur serait pour sa part naturellement tenu à la même transparence concernant les cryptoactifs dont il est titulaire et qu’il accorde en paiement.
Cependant, et au-delà de la gymnastique particulière à mettre en œuvre pour assurer la mise en œuvre de ces principes, il faut garder à l’esprit que le processus de paye n’est pas instantané et qu’il est tout à fait envisageable qu’entre l’établissement du bulletin et le versement de la rémunération en cryptomonnaies, celles-ci aient connu une variation de leur valeur. Cela rend la gestion du risque « de change » particulièrement inconfortable pour l’employeur.
Cet inconfort doit d’ailleurs être amplifié par l’anticipation du naturel souhait de conversion du salarié. En effet, si, à terme, le salarié souhaite convertir ses cryptomonnaies en euros, il ne faudrait pas que les frais de conversion qu’il supporte ait pour effet d’impacter négativement le montant net de la rémunération par lui perçue. L’employeur devrait donc être contraint, au regard de l’intangibilité de la rémunération qui aurait été contractuellement prévue, d’en supporter par anticipation le montant en intégrant ces frais dans le calcul de la valeur de la cryptomonnaie ayant servi au paiement de la rémunération.
Malgré des avantages reconnus, les inconvénients de la rémunération en cryptomonnaies demeurent.
S’ils peuvent être pour partie contrôlés par le recours plus raisonnable aux stablecoin, les inconvénients identifiés pourraient donc entrainer une préférence des employeurs vers de nouveaux moyens de rémunération grâce à la Blockchain.
IV. Des mécanismes de rémunération alternatifs grâce à la Blockchain
Au-delà des cryptomonnaies, la blockchain a permis la naissance de plusieurs types de cryptoactifs pouvant intéresser les entreprises afin de gratifier leurs salariés.
L’un de ces nouveaux moyens de financement est la possibilité d’émission d’une monnaie virtuelle, appelée tokenisation. Les tokens sont émis lors d’une Initial Coin Offering (ICO) permettant à une entité de financer un projet sans passer par un financement bancaire classique ou un fonds de capital-risque.
Pour beaucoup d’experts, les cryptoactifs vont, à l’avenir, être utilisés pour attribuer un certain nombre d’avantages salariaux. Les chèques vacances ou les « tickets resto » pourraient ainsi reposer sur la blockchain.
Inspirée des stock-options, une hypothèse probable est de verser des cryptomonnaies aux salariés et ce en fonction de leur ancienneté ou d’autres critères. En présence d’un security token, c’est-à-dire un titre financier représentatif des performances de la société, il y aurait un intéressement indirect à la performance de l’entreprise. C’est en ce sens-là que le « cryptodéputé », Pierre PERSON, a proposé un amendement[9] pour assimiler le régime applicable aux attributions gratuites d’actifs numériques (AGAN) au dispositif applicable aux attributions gratuites d’actions (AGA). Cet amendement, bien qu’aujourd’hui refusé, démontre toutefois que le législateur avance sur ces sujets.
***
En définitive, si l’analyse littérale du droit positif en vigueur pourrait permettre après quelques clarifications le recours à la rémunération des salariés en cryptomonnaies, les inconvénients relevés, les difficultés de mise en œuvre et le risque contentieux qui en découlent nécessairement limitent aujourd’hui sensiblement l’intérêt du recours à une telle formule.
Le nombre d’employeurs et de salariés touchés par ce type de problématique étant voué à s’accroitre significativement, espérons toutefois que cette problématique attire très prochainement l’attention des législateurs nationaux ou européens.
Pour l’heure, compte tenu des risques inhérents au versement des salaires en cryptomonnaies, il est à date très fortement recommandé d’en limiter le recours, cumulativement, (1) au profit des salariés ayant manifesté leur accord, (2) pour le versement de primes non contractuelles et (3) en privilégiant le recours aux stablecoin afin d’éviter toute fluctuation trop importante.
Une analyse plus concrète par avocat spécialisé demeurera, en tout état de cause, requise pour chaque employeur désireux d’envisager une telle voie.
[1] Etude Qapa, 3 avril 2018
[2] Ou plus récemment encore en Centrafrique
[3] Cass. Soc. 27 mars 1990, n° de pourvoi 87-43813 ; Cass. Soc. 19 mai 1993, n° 91-45.157
[4] Rapport PWC, Décembre 2020
[5] Étude société Gilded
[6] Rapport Banque de France, 2017
[7] Rapport Global Findex 2017 : Measuring Financial Inclusion and the Fintech Revolution
[8] Jonathan Chester, CEO de Bitwage
[9] Amendement Pierre PERSON, séance du 5 Octobre 2021
BRUZZO DUBUCQ – Maîtres Virginie Cadouin & Gaëtan Delmas
Installé à Aix-en-Provence, Philippe BRUZZO, bâtonnier d’Aix en en Provence, et Cédric DUBUCQ, sont associés fondateurs du cabinet Bruzzo Dubucq, structure composée d’une dizaine d’avocats intervenant principalement en corporate, en contentieux commercial et en restructuration d’entreprises en difficultés. Le cabinet s’est très vite inscrit comme pionnier dans l’environnement Blockchain, étant notamment le premier cabinet français à accepter les paiements en cryptomonnaies. Depuis, le cabinet a créé un véritable département dédié aux entrepreneurs du monde de la blockchain, les accompagnant tant sur la partie réglementaire que fiscale.