NFT, copies numériques et propriété intellectuelle
Depuis leur apparition, les jetons non fongibles (NFT) ont suscité un intérêt croissant dans le domaine artistique. Cependant, ils soulèvent une question cruciale quant au lien entre l’œuvre et le jeton : le jeton est-il une œuvre, le support de l’œuvre ou uniquement un moyen d’assurer rareté et traçabilité dans l’espace numérique, notamment dans l’optique d’assurer l’efficacité du droit de suite ? Une décision récente du tribunal fédéral de Manhattan est l’occasion de faire le point sur ces notions.
La décision de justice Hermès vs. Mason Rotschild : une jurisprudence en matière de transposabilité de la protection de la propriété intellectuelle
Aux États-Unis, la question de l’application des droits de propriété intellectuelle aux copies de l’oeuvre a été soulevée dans l’affaire du portrait de Barack Obama créé par Shepard Fairey. En 2008, l’artiste avait créé une affiche de campagne pour Barack Obama, qui était devenue emblématique de sa campagne électorale. Cette affiche avait ensuite été utilisée par le National Portrait Gallery de Washington pour une exposition, sans l’autorisation de l’artiste. Shepard Fairey avait alors poursuivi le musée pour violation de ses droits d’auteur.
Dans cette affaire, le juge avait conclu que l’affiche créée par Shepard Fairey était protégée par le droit d’auteur, mais que l’utilisation qu’en avait fait le musée était autorisée au titre du fair use, une exception au droit d’auteur qui permet l’utilisation de l’œuvre à des fins d’information, de critique ou d’enseignement.
En janvier 2022, la maison de luxe Hermès a attaqué l’artiste Mason Rotschild pour contrefaçon de son sac « Birkin ». L’artiste avait auparavant vendu des reproductions en NFT de ce produit iconique pour environ 23 500 dollars chacune. Au nom de la liberté d’expression et de l’hommage rendu à la marque, il a continué à promouvoir d’autres modèles de sa propre marque « MetaBirkin ».
Cependant, le 8 février 2023, le tribunal fédéral de Manhattan a jugé l’artiste coupable de contrefaçon, dilution de marque et cybersquatting, le condamnant à verser 133 000 dollars de dommages et intérêts à Hermès. Cette décision fait jurisprudence en matière de transposabilité de la protection de la propriété intellectuelle d’un produit physique à ses déclinaisons virtuelles.
La qualification juridique des NFT en droit français de la propriété intellectuelle
En France, la protection de la propriété intellectuelle repose sur la reconnaissance de l’auteur et de son droit moral.
Par application de l’article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle, l’œuvre de l’esprit est protégée du seul fait de sa création, sans qu’il soit nécessaire de procéder à un enregistrement ou un dépôt. Cependant, l’auteur doit trouver le moyen de garantir l’antériorité de son œuvre afin de pouvoir démontrer devant un juge qu’un tiers a agi en contrefaçon de ses droits. Il peut notamment utiliser des solutions proposées par des prestataires et s’appuyant sur l’horodatage et la certification blockchain.
En comparaison, aux États-Unis, la propriété intellectuelle est protégée par une série de lois fédérales, notamment le Copyright Act, qui permet à l’auteur d’enregistrer son œuvre auprès de l’US federal copyright office. Ces lois ont été mises à jour au fil du temps pour inclure les œuvres numériques et les actifs immatériels, y compris les NFT. De plus, la jurisprudence américaine a évolué pour protéger les droits des titulaires de droits d’auteur et de marques en ligne.
Dans le cas des NFT artistiques, la question de la nature du lien entre l’œuvre et le jeton est d’autant plus importante en France que cette protection a posteriori implique une période d’insécurité juridique pour l’auteur, entre le moment de sa création, et le moment où il peut justifier de ses droits sur l’œuvre.
Pour qu’une œuvre soit protégée au titre du droit d’auteur, il faut qu’elle ait un caractère original, la modification du réel dans le cadre d’un « choix libre et créatif » étant la première exigence intrinsèque à la démarche créative (CJUE, 1er déc. 2011, aff. C-145/10, Eva-Maria Painer : JurisData n° 2011-029881).
Un NFT est une « capsule numérique », composée d’un langage informatique qui s’exécute automatiquement par l’intermédiaire du smart contract.
En tant que tel, il n’a pas de dimension artistique mais il n’est pas nécessairement exempt de créativité puisque les logiciels bénéficient également de la protection au titre du droit d’auteur, à l’exception du droit de décompilation prévu à l’article L. 122-6-1 du Code de la propriété intellectuelle.
Dans la plupart des cas cependant, les NFT sont issus de « standards » communautaires dont le code source est publiquement accessible et amélioré par la communauté, de sorte que la protection en qualité de logiciel leur parait difficilement acquise.
Hormis quelques rares exceptions sur des objets numériques particuliers (tels que, notamment, les generative tokens), le NFT ne sera donc pas protégé par le droit d’auteur, mais la question se pose de savoir s’il peut être considéré comme une copie numérique de l’œuvre originale.
C’est précisément celle que s’est posée le tribunal fédéral de Manhattan, en y apportant une réponse positive.
L’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle organise l’indépendance du droit d’auteur vis-à-vis de la propriété corporelle, c’est-à-dire qu’on distingue le droit portant sur l’œuvre et le droit portant sur le support de l’œuvre.
De ce fait, le peintre qui vend sa toile reste le titulaire des droits patrimoniaux et extra patrimoniaux, tandis que l’acheteur de la toile se trouve interdit de copie, reproduction, etc., sauf à avoir, bien été autorisé en ce sens par l’auteur.
L’ article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle demeure pertinent pour les œuvres « digitalisées » (en ce sens TGI Paris, 13 mars 2015, n° 12/14715, Gamma-Rapho c/ Marie-Laure D. : « il convient de distinguer conformément aux dispositions de l’ article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle , d’une part, les œuvres photographiques sur lesquelles la photographe détient les droits incorporels et, d’autre part, le fichier numérique comportant l’image, qui est le support de l’œuvre et qui constitue un élément corporel »).
Par conséquent, et selon notre analyse, rien ne s’oppose à ce qu’un NFT soit considéré comme le support numérique d’une œuvre, et par conséquent, que sa diffusion non autorisée soit passible de contrefaçon, à la condition que le NFT constitue bien le « miroir numérique » de l’œuvre.
Un rapport rendu par le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique en juillet 20221 évoque notamment deux interprétations possibles de la fonction du NFT :
« A priori, le rapport entre le JNF [jeton non fongible] et l’œuvre d’art ne correspond qu’à la présence d’un lien avec l’œuvre, le cas échéant accompagné d’une adresse web (modifiable donc) vers sa reproduction et éventuellement sa représentation. Il parait donc difficilement pouvoir être qualifié de support, à la différence des cartes mémoires, des espaces de stockage en ligne, qui contiennent et accueillent le fichier numérique
constitutif de l’œuvre.
Mais on pourrait alternativement considérer le JNF comme support d’une œuvre d’art : le JNF serait à la fois un titre identifiant l’œuvre, et son support, et il constituerait en réalité un outil de duplication numérique d’une œuvre matérielle, qui aurait désormais deux supports, un matériel et un virtuel, sous réserve que l’œuvre soit dans le JNF. Il en est ainsi des œuvres « natives » incorporées en JNF, en raison de la difficulté à dissocier le
JNF de l’œuvre : on pourrait éventuellement, dans le cas précis où le JNF inclut lui-même l’œuvre, qui n’existe pas indépendamment du jeton, considérer le JNF comme le support de l’œuvre. »
Si la seconde interprétation nous parait plus en phase avec la réalité, on peut reprocher à la première de créer une distinction artificielle entre les NFT et les autres supports numériques, difficilement conciliable avec l’usage attendu des NFT artistiques (sans représentation de l’œuvre, quelle valeur lui reste-t-il ?) mais également les caractéristiques intrinsèques au « cloud » numérique (qui ne fait, en réalité, pas autre chose que le NFT à savoir, de la duplication et du transfert de fichiers réseau).
En conclusion
La décision du tribunal fédéral de Manhattan dans l’affaire Hermès vs Mason Rotschild souligne que la protection de la propriété intellectuelle dans l’espace numérique n’est pas sans failles. Les artistes et les créateurs doivent être conscients des risques de contrefaçon et de dilution de marque lorsqu’ils utilisent des produits protégés pour créer des œuvres dérivées, y compris des NFT, notamment à l’échelle internationale.
En conclusion, si les NFT artistiques présentent bien des avantages pour les artistes, en contribuant notamment à une plus large diffusion de leurs œuvres, la question du lien entre le NFT et l’œuvre elle-même reste encore un sujet de débats.
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